Anableps et autres motifs . Alain Bonfand.

Ce qui nous frappe dans ces images, c’est l’agrandissement de l’espace que le plan opère. Ce plan qui surmonte un autre plan comme une butée, véritable frontière, ouvre à un espace démesuré, disproportionné d’une certaine manière, c’est-à-dire subvertissant le système proportionnel de la perspective. L’image numérique épouse alors le modèle pictural. Mais elle le fait tout au contraire de la tradition pictorialiste, elle se conforme à une question de la peinture de paysage au moment où celle-ci accomplit la plus grande subversion du genre. C’est donc très paradoxalement et de façon a priori inattendue à l’oeuvre de Caspar David Friedrich que ces images me font penser. Mais ce serait trop simple. Bernard Decourchelle double (au sens le plus familier du terme) cette première dimension picturale d’une effective et évidente référence à l’abstraction. Abstraction qui semblerait provenir de l’héritage que je viens de mentionner. Decourchelle esquive la tentation ou la menace du procédé, il l’esquive par un postulat théorique qui prend la forme modeste et terriblement vraie d’une métaphore : celle de la vision de l’anableps.

La tête de ce poisson est aplatie, avec des yeux très saillant, lui permettant de voir au-dessus et au-dessous de l’eau en même temps. Ses yeux sont divisés en deux par une cloison et possèdent un cristallin ovale. La pupille est divisée en deux pour mieux différencier les deux images. C’est pour cette raison qu’on le surnomme Quatre Yeux.
La métaphore de l’anableps n’est pas seulement poétique, elle a une portée théorique, et même si j’ai conscience que je l’amplifie ou l’exagère, j’ai pour excuse celle d’accorder un vrai crédit à ces images, celui de l’effet qu’elles produisent, et d’un effet qui n’est pas gratuit. Rappelons que la règle de la diminutio gouverne la représentation : du proche jusqu’au lointain, d’ici jusque là-bas, à l’horizon, où ciel et eau pour l’anableps se confondent et qui devient le lieu de l’indistinction de tout.. Mais une indistinction qui procède d’une stricte ligne de partage, celle d’une netteté coupante. Ces images travaillent contre l’identité du lieu, bien sûr, elles cherchent implicitement à ce que ce lieu ne soit pas identifié, et c’est pour cela qu’on dirait volontiers que ce sont des abstractions, mais sous l’abstraction j’éprouve, je sens, quelque chose qui appartient à la mémoire d’un lieu, ou peut-être mieux, à sa sensation. Oui, elles subissent ce tropisme de l’horizontale. Le point de fuite expliquait la fiction de l’engouffrement de tout à l’infini, de l’anéantissement de tout, non pas de son effondrement, mais d’un anéantissement face à face, en avant. Passer la frontière du premier plan, c’était se risquer à cette disparition de la réalité dans l’en face, dans l’en avant. La règle de la diminutio était en quelque sorte accélérée par le procédé photographique dans l’histoire de la photo, et le point de fuite était comme un aimant qui, tout en jouant de la force de l’agrandissement, dissolvait et absorbait les possibles objets ou les corps qui auraient pu peupler l’espace. Ici, dans ces images de Decourchelle, il ne reste qu’un plan de démarcation entre deux zones, le dessus de la surface et le dessous, vues en même temps, perçues en même temps, alors que c’est a priori impossible. La ligne horizontale est coupante : ces images ont anéanti le point de fuite, et pourtant, je ne saurais l’expliquer, j’ai la sensation qu’elles en gardent la nostalgie.
C’est pourquoi je suggérais qu’elles étaient à la fois des paysages et des abstractions.
C’est parce que ce travail en appelle tellement à la métaphore poétique qu’à dessein je cède à une surenchère théorique. C’est aussi une façon de lier deux séries d’oeuvres qui sembleraient a priori étanches l’une à l’autre : les grandes images que je viens d’évoquer, et ces oeuvres au subjectile si particulier (bitume plus peinture polyuréthane sur carton) où reviennent systématiquement des motifs floraux, ceux d’un rideau qui tremblerait. Decourchelle nous encourage un peu trop vite à croire qu’il s’agirait d’un procédé au service de la nostalgie. C’est moins simple qu’un premier regard peut le croire, et il est difficile de ne pas regarder un peu chez Kant pour mieux comprendre : s’agissant du sublime, Kant parle « d’un arrêt des forces vitales suivi d’un épanchement encore plus grand » (§ 23), [ ce qui s’applique évidement à la série des grandes images que je viens d’évoquer ] et plus loin, toujours dans La critique de la faculté de juger, il écrit « le transcendant est pour l’imagination en quelque sorte un abîme en lequel est la peur de se perdre elle-même… » (§ 27). Arrêt et émotion, attraction et blocage, il y a là plutôt que de la nostalgie une sorte de sidération qui se tient, à mon sens, au plus près de ce que Blanchot nomme (dans L’espace littéraire) la fascination : « Pourquoi la fascination ? Voir suppose la distance, la décision séparatrice, le pouvoir de n’être pas en contact et d’éviter dans le contact la confusion. Voir signifie que cette séparation est devenue cependant rencontre. Mais qu’arrive-t-il quand ce qu’on voit, quoique à distance, semble vous toucher par un contact saisissant, quand la manière de voir est une sorte de touche, quand voir est un contact à distance ? Quand ce qui est vu s’impose au regard, comme si le regard était saisi, touché, mis en contact avec l’apparence ? Non pas un contact actif, ce qu’il y a encore d’initiative et d’action dans un toucher véritable, mais le regard est entraîné, absorbé dans un mouvement immobile et un fond sans profondeur. Ce qui nous est donné par un contact à distance est la passion de l’image… Quiconque est fasciné, ce qu’il voit, il ne le voit pas à proprement parler, mais cela le touche dans une proximité immédiate, cela le saisit et l’accapare, bien que cela le laisse absolument à distance. » (Gallimard, 1955, p. 25-27).

Mais il faut préciser : ces images, qu’il s’agisse des infographies tranchées par l’horizontale, miroir d’eau, ou de celles où le motif se décolle de l’image, n’impriment ou ne peignent pas ce qui fascine, mais voudraient être l’outil de la fascination, ou plus justement encore une «mise en demeure» du visible et de son empreinte dans la mémoire pour que cette fascination s’exerce. Le mot motif est lourd de sens, et en appelle, dans son étymologie, à une mise en mouvement, ce que Merleau-Ponty nomme «un mouvement sans déplacement par vibration et rayonnement» (L’oeil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964). Assurément, dans ses tableaux Decourchelle s’inquiète du motif, mais là encore avec la même modestie et intelligence théorique que lorsqu’il usait de la métaphore de l’anableps. A la fois il accumule des motifs, ceux surannés d’un rideau ou d’un filet de pêche, les enjoint à se confondre avec le subjectile, et en même temps, c’est la peinture elle-même, l’oeuvre comme telle, qui est le motif, un mouvement sans déplacement, avec « vibration, rayonnement », certes, mais aussi une mesure du temps, cette dimension du temps en peinture qui n’est pas simplement une nostalgie ni même une anamnèse au sens proustien, mais ici, le véritable motif de la peinture.

Alain Bonfand, mai 2010